Studio Magazine, N° 81, décembre 1993

River Phoenix : La chute de l'ange

par Michel Rebichon



Il était l'un des acteurs les plus prometteurs
de sa génération. Il est mort brutalement le 31 octobre dernier à Los Angeles.
Flash-back sur un destin fulgurant.



LOS ANGELES, A L'ANGLE DE SUNSET Boulevard et de Larrabbee Street. Sur le trottoir, un dessin à la craie évoque une rivière dont les méandres traversent un pays imaginaire. Un fan a écrit "The eternal river flows" (La rivière coule pour l'éternité). Il y a, sur le sol, un amoncellement de roses jaunes, d'oeillets et de chrysanthèmes, des photos, des lettres et des bougies dont la flamme vacille. A côté, sur la porte et les murs noirs, ont fleuri des poèmes. C'est là, sur ces quelques mètres de bitume transformés par de jeunes gens anonymes en mémorial, c'est là, devant The Viper Room, la boîte de nuit (et salle de concerts), ouverte le 14 août dernier par Johnny Depp que River Phoenix a poussé son dernier soupir la nuit d'Halloween, le 31 octobre, victime d'un arrêt cardiaque. Il avait 23 ans.

Avec une ironie morbide, cette nuit de carnaval macabre où, aux Etats-Unis, on se moque de la mort allègrement, a vu aussi disparaître, mais en Italie cette fois, Federico Fellini. Autant la disparition du Maestro italien, après une longue agonie, a ressemblé à la chronique d'une mort annoncée, autant celle du jeune héros de "My Own Private Idaho", brutale, soudaine, inattendue, a plongé Hollywood dans la stupeur. Personne, malgré le lieu commun, n'est égal devant la mort qui, par caprice, décide de frapper aveuglément. En touchant les stars, la mort rappelle aux hommes ordinaires que nous sommes que la vie n est pas une simple promenade sur une route à la pente inexorable, mais que nous nous tenons au bord d'une falaise dominant un précipice dont on veut toujours nier l'existence. A cause de sa jeunesse (il est mort plus jeune que James Dean) et de son talent, la mort subite de River Phoenix nous laisse avec l'amère frustration d'être privés des performances qu'il avait encore à nous donner. Lui, l'un des acteurs les plus doués et les plus prometteurs de sa génération, lui qui n'était jamais apparu sur un écran sans toucher le public au plus profond de son coeur...


Une éducation loin des traditions

Né le 24 août 1970 à Madras (Oregon), River (Rivière) Phoenix était l'aîné de cinq enfants : Leaf (Feuille), Summer (Eté), Rainbow (Arc-en-ciel) et Liberty (Liberté), tous aujourd'hui dans le monde du show-business. Il avait deux ans quand ses parents, des hippies très "flower generation", missionnaires pour la secte des Enfants de Dieu, s'installent en Amérique du Sud où, dès l'âge le 5 ans, le jeune River chantera dans les rues de Caracas. Six ans plus tard, sa famille, affolée par les agissements de son chef religieux, regagne la Floride et choisit le nom de Phoenix en signe de renaissance. "J'ai été élevé d'une façon très anticonventionnelle, disait River Phoenix, mais mon enfance a été pleine de rires, d'amour et de paix. Elle a fait de moi l'esprit libre que je suis. ”

Sous prétexte d'une audition à Los Angeles, sa famille émigre en Californie à bord d'un bus Volkswagen brinquebalant. A dix ans, River et sa soeur Rainbow, se produisent régulièrement à la télévision et animent l'émission "Real Kids". A douze ans, il est le héros de vingt-deux épisodes de "Seven Brides for Seven Brothers", la série inspirée du musical "Les sept femmes de Barberousse". Deux fois nommé comme "meilleur jeune acteur de série", il sera également vedette de quelques téléfilms, dont un où il incarnera Robert Kennedy adolescent. Il aurait pu n'être qu'un joli visage, qu'une star pour teenagers, mais il est différent. Cela se voit, cela se sent. Et très rapidement, s'affirme sa personnalité formée par cette éducation non conventionnelle et par des conditions de vie souvent difficiles. Ainsi renonce-t-il à des pubs très bien payées parce qu'il ne veut pas promouvoir des objets qu'il n'utilise pas. De même, il refuse de tourner un spot pour des jeans "parce qu'il y a une étiquette en cuir au-dessus de la poche arrière" et qu'"en végétarien convaincu, il ne veut pas faire l'apologie des vendeurs de peau."

Tout naturellement, il passe du petit au grand écran. Après "Explorers" de Joe Dante en 1985, il remporte son premier grand succès personnel en incarnant le leader d'un groupe de gamins qui découvrent un cadavre dans "Stand By Me" de Rob Reiner. D'emblée, il impose ce qui deviendra sa marque, son style: une spontanéité dotée d'une forte charge émotive. La lumière qu'il dégage, la langueur avec laquelle il bouge, sa moue, sa façon de bougonner plus que de parler, sa sensualité rebelle qui séduit filles et garçons, son indépendance aussi évidente que sa vulnérabilité, attirent le public et les metteurs en scène. Il n'a pas seize ans et le voilà qui donne la réplique à Harrison Ford dans "Mosquito Coast" de Peter Weir, un film sur une famille à la recherche d'un paradis perdu en Amazonie. Il enchaîne avec "A bout de course" où, pianiste passionné, il incarne le fils d'une famille de radicaux pourchassée par le FBI et dont il partage la vedette avec son premier amour, Martha Plimpton. Sa formidable composition dans ce film de Sidney Lumet lui vaut une nomination à l'Oscar du meilleur second rôle. A dix-huit ans!

"Tout ce que j'ai fait, je suppose, a sa propre raison d'être, même si, au moment où je l'ai fait, je n'en étais pas forcément conscient." River Phoenix n'a pas de plan de carrière, il navigue à l'instinct. Mais alors qu'il donne l'impression d'être totalement immergé dans ses personnages, il n'en est pas moins extrêmement lucide sur les frontières parfois dangereuses qui séparent la fiction de la réalité. "J'ai toujours tenu mon ego et mon bonheur en dehors de mon métier. Je n'ai pas besoin de mon travail pour être content de moi. Quand les acteurs investissent trop leur ego et leur propre image dans un rôle, et qu'un jour, on ne les regarde plus comme auparavant, ou qu'ils commencent à vieillir et qu'ils n'obtiennent plus de rôles, alors ils tombent de très haut et ça fait très mal. Je ne veux pas de ça!"


Il se fait le défenseur des Droits de l'homme

Il se définit volontiers comme "un collage de diverses aspirations et de diverses inspirations". Et accorde une importance capitale à sa famille, avec laquelle il entretient des relations quasi tribales (et notamment avec sa mère, qui est également son agent et lui prépare du tofu sur les plateaux), à la musique (il a formé un groupe, Aleka's Attic, pour chanter ses poèmes en s'accompagnant à la guitare), à ses amis (dont Keanu Reeves et Flea, le bassiste de Red Hot Chili Peppers) et à la nature. loin de l'Hollywood-Babylone qu'il a décidé de fuir "en raison des mauvaises influences et de la vacuité d'esprit qui y règnent". Digne héritier de ses parents, il se fait en outre le porte-parole des Droits de l'homme et de la défense de l'environnement.

Il n'arrête pas de tourner, de passer d'un registre à l'autre, aussi à l'aise devant la caméra d'un metteur en scène reconnu que devant celle d'un aventurier: "A Night in the Life of Jimmy Reardon" de William Richert, "Little Nikita de Richard Beniamin (tous les deux inédits en France) "Indiana Jones et la dernière croisade" de Steven Spielberg (où il joue Indv adolescent), "Je t'aime à te tuer" de Lawrence Kasdan (où il fait la connaissance de Keanu Reeves), et bien sûr "My Qwn Private Idaho" de Gus Van Sant. Dans ce film, River Phoenix incarne - sans maquillage comme à son habitude - un prostitué drogué et atteint de narcolepsie, une maladie étrange qui le plonge de façon soudaine, dans une sorte de coma, la tête dans les nuages. Une fois encore, il retrouve le thème qui aura jalonné sa brève mais brillante carrière: la tentative de créer une relation familiale dans un contexte inhabituel. "Pour moi, "My Qwn Private Idaho" est un film universel puisqu'il parle de la quête universelle de tout un chacun pour un chez soi. Cette histoire d'amour et d'amitié où le goût de l'absolu et la nostalgie de la pureté l'emportent sur la glauquerie du quotidien, où il est tout à la fois ange déchu et à jamais attiré par le paradis, lui vaut un immense succès critique et un Prix d'interprétation à Venise, et en fait l'un des jeunes acteurs les plus respectés d Hollywood.


Un autre River Phoenix à la face noire et secrète

Il enchaîne film sur film: Dogfight de Nancy Savoka (inédit en France) où il incarne un marin macho en bordée, "Les experts" de Phil Alden Robinson où, petit génie des ordinateurs, il retrouve Robert Redford pour lequel il avait fait des essais pour "Et au milieu coule une rivière". Puis "Silent Tongue" de Sam Shepard et "The Thing Called Love" de Peter Bogdanovich (aux côtés de son amie Samantha Mathis) que l'on va découvrir dans les prochains mois. Il poursuit par le tournage de "Dark Blood" de George Sluizer, qui ne verra certainement jamais le jour puisqu'il restait encore plus de quatre semaines de prises de vues. Il allait très prochainement donner la réplique à Tom Cruise, Brad Pitt et Antonio Banderas dans "Interview With the Vampire" de Neil Jordan. Et il devait ensuite incarner Arthur Rimbaud face à John Malkovich/Verlaine.

Au moment où la presse américaine évoque sa mort en parlant de valium, cocaïne ou de GHB ("la drogue des designers"), laissant entrevoir un autre River Phoenix à la face noire et secrète, l'ombre du jeune poète de la révolte et du dérèglement des sens, des illuminations et des saisons en enfer, s'étend plus que jamais sur cette destinée brutalement interrompue. Le rêve de River Phoenix était d'acheter des centaines d'hectares de forêt amazonienne et d'en faire un ultime paradis. Le vrai paradis, s'il existe, lui a ouvert ses portes trop tôt. Trop tôt.


Le texte de cette page est © 1993 Studio Magazine (France).


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