Première (édition française), N° 201, décembre 1993

River Phoenix : sa dernière interview

par Jean-Paul Chaillet



Quelques jours avant sa mort, le 31 octobre, à Los Angeles, l'acteur américain avait reçu "Première" sur le tournage de son dernier film, "Dark blood", dans l'Utah. Il avait 23 ans...

Il s'appelait River. Comme une rivière. Enfant d'un couple de flower children, pur produit des années 70, il aimait la nature, les animaux et le rock'n'roll. Ado devenu star, en 1986, avec le "Stand by me" de Rob Reiner, il a promené ses mèches blondes, ses joues creuses et son visage pâle dans une demi-douzaine de films marquants. Nominé à dix-sept ans pour un Oscar avec "A bout de course", de Sidney Lumet, il sera le fils aîné d'Harrison Ford dans "Mosquito Coast", de Peter Weir, puis Harrison Ford enfant dans "Indiana Jones et la dernière croisade", de Steven Spielberg. Ecolo tendance mystique, il aimait aussi les rôles difficiles et les films dérangeants. Drogué, prostitué et homosexuel dans "My own private Idaho", de Gus Van Sant, il sera ensuite pirate de l'informatique dans "Les experts", avec Robert Redford. Ses derniers films, "Silent tongue", de Sam Shepard et "This thing called love", de Peter Bogdanovich, sont encore inédits. Il devait rejoindre Tom Cruise à l'affiche d'"Interview with a vampire". Et terminait lorsque nous l'avons rencontré, au sud de Salt Lake City, dans l'Utah, une histoire d'amour obsessionnelle à trois personnages, avec Jonathan Pryce et Judy Davis: "Dark blood", sous la direction de George Sluizer. River Phoenix disparaît à vingt-trois ans. Bêtement. Les années 90 perdent un rebelle au coeur tendre.

Première. Vos films comportent souvent un message social ou politique important. Est-ce un choix délibéré de votre part?

River Phoenix. Ce qui m'inspire en priorité, c'est la qualité du mot écrit et du scénario et non une quelconque stratégie. A l'époque de "Mosquito Coast", je ne choisissais pas encore mes rôles. J'ai passé une audition et j'ai eu le privilège de faire partie d'un tel film.

La plupart des jeunes acteurs semblent faire des choix plus commerciaux que vous, non ?

R. P. Peut-être que certains de mes films auraient été des succès si je n'avais pas joué dedans... Ces trucs commerciaux, je les considère comme une pollution de l'esprit. Je ne tiens pas à contaminer mon travail ou mes convictions avec des éléments qui ne profiteront pas à ma croissance ou au développement de mon art.

En général, comment abordez-vous un rôle?

R. P. Habituellement, j'écris la biographie approfondie du personnage. Pour moi, c'est la seule manière possible. Pour jouer une scène triste, beaucoup se contentent par exemple de penser à la mort de leur mère. J'estime que c'est une erreur pour un acteur de franchir la barrière qui le sépare de son personnage. Parce que vous lui imposez ainsi vos références personnelles. D'où la nécessité pour moi d'avoir des points de repère qui n'appartiennent qu'à mon personnage. Il ne faut pas tout mélanger. Par exemple, pour "My own private Idaho", j'ai écrit abondamment. Et, une fois le film fini, j'ai tout brûlé.

Pourquoi ?

R. P. Tout était sur l'écran.

C'était aussi pour ne pas vous en servir à nouveau ?

R. P. Effectivement, même si, en tant qu'acteur, je m'enrichis et j'apprends avec chaque personnage. Et un nouveau personnage pourra ensuite naître de cette compilation de rôles.

Quel genre de personnage êtes-vous dans "Dark blood" ?

R. P. Boy est un être en quête d'absolu, qui cherche refuge dans les grands espaces. Quelqu'un qui survit en mangeant des rongeurs et des serpents, en buvant de l'eau de pluie et le sang des animaux qu'il a tués.

Vous êtes végétarien ?

R. P. Je ne mange aucune chair animale et je ne me sens aucun droit de prendre l'âme d'une quelconque créature vivante. Mais le personnage du film, lui, fait partie du cycle de la chaîne naturelle alimentaire, comme les Indiens ou les Esquimaux. Il a le droit de vivre des ressources naturelles de la terre.

Comment aimez-vous travailler avec vos partenaires ?

R. P. Je m'adapte très facilement et je n'ai jamais aucune idée préconçue les concernant. J'essaie de garder l'esprit aussi ouvert que possible à leur égard. Mais je préfère communiquer avec eux à travers mon personnage.

Pourriez-vous décrire le plaisir que vous éprouvez en tant qu'acteur ?

R. P. Si l'on regarde l'histoire du cinéma, on s'aperçoit qu'il y a des trous et des chaînons manquants. Mon but ultime, c'est d'essayer de donner de manière compétente une voix aux personnages qui n'ont pas encore eu droit à la parole, à ceux qui ne se sont encore jamais exprimés. Même si je n'en ai pas toujours été capable. Pour moi, le plaisir idéal, ce qui me rend vraiment heureux, c'est de créer quelque chose d'inédit. Pas uniquement par besoin d'être original à tout prix ou d'être le premier à le faire, mais par nécessité de combler ces manques. D'ailleurs, je pourrais jouer le même personnage à l'infini, de façon toujours différente. Autant de fois que j'ai d'atomes dans mon corps.

Est-il important pour un jeune acteur ayant besoin de travailler avec le système hollywoodien d'avoir un plan de carrière ?

R. P. Bien sûr, il y a des pressions, des gens qui aimeraient bâtir des perspectives de carrière pour vous. Mais je ne recherche pas l'avis des autres. Ça n m'intéresse pas parce que je ne suis pas là pour satisfaire ma carrière ou remplir mon compte en banque. Je ne me soucie pas de mon image.

Vous avez débuté très jeune dans ce métier. Avez-vous le sentiment d'avoir perdu plus vite que d'autres votre naïveté ?

R. P. Ce n'était pas tant la naïveté que l'ignorance propre à tout débutant.

Etes-vous satisfait de ce que vous avez accompIi à ce stade de votre carrière ?

R. P. Franchement, je ne réfléchis pas en ces termes. Je ne pense jamais à moi en tant qu'acteur. Je vois tout cela comme des expériences à chaque fois nouvelles, comme autant de vies différentes. Autant de réincarnations. Donc, quand je regarde mon dernier film, je suis incapable de le juger ou d'être très critique. Pour moi, c'est le passé, et je n'éprouve plus aucun lien avec lui, comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre que moi dont je ne suis plus responsable. Je me suis plongé dans une autre vie dont le personnage s'est approprié. Il s'est exprimé à travers moi, pas l'inverse.

On a l'impression que vous avez toujours pris soin de séparer votre vie privée de votre métier d'acteur...

R. P. Absolument. Souvent, le charisme que possèdent certains acteurs dans la vie réelle finit inévitablement par affecter les personnages qu'ils incarnent Moi, je ne suis pas charismatique dans ce sens-là. Je ne suis pas un "performer". L'idéal pour moi serait de pouvoir rester muet en tant que River. C'est pour cela que, pendant toute une période, j'ai dit l'opposé de ce que je pensais vraiment. Au cours d'interviews, je me suis aussi amusé à jouer des personnages que je n'étais pas. J'ai menti et je me suis souvent contredit afin de désarçonner les gens. C'est fini tout ça, parce que je n'ai plus rien à cacher. Finalement, je suis quelqu'un d'assez simple.


Le texte de cette page est © 1993 Première (France).


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