Studio Magazine, N° 57, janvier 1992

Keanu Reeves – River Phoenix

BOY MEETS BOY

(le texte original paru dans Interview se trouve ici)



Le surfer de "Point Break" et le jeune Indiana Jones se retrouvent sur
le trottoir... Dans "My Own Private Idaho" de Gus Van Sant ("Drugstore Cowboy").
Dialogue de deux jeunes premiers pas comme les autres. Etonnant.



Dans "My Own Private Idaho", River Phoenix et Keanu Reeves sont deux jeunes prostitués. Mike (River Phoenix) souffre de narcolepsie, c'est-à-dire qu'il s'assoupit aux moments les plus dangereux, comme s'il cherchait, dans son sommeil, à retrouver sa mère perdue. Scott (Keanu Reeves) est un fils de bonne famille, qui a choisi le trottoir en rébellion contre son père. Il n'est pas surprenant que le duo Phoenix/Reeves qu'on a aperçu dans "Je t'aime à te tuer" de Lawrence Kasdan, resurgisse dans l'Amérique crépusculaire de Gus Van Sant, le réalisateur de "Drugstore Cowboy". Bien que tous deux aient commencé dans des films populaires (Phoenix dans "Stand By Me" et "Indiana Jones et la dernière croisade" et Reeves dans "Bill and Ted" de Stephen Herek - inédit en France - et "Point Break"), ils se sont vite spécialisés dans des rôles d'outsiders. En jouant les junkies dans "River's Edge" de Tim Hunter (inédit ici), Keanu Reeves a reçu une avalanche de compliments, et en interprétant les fils rebelles de militants purs et durs dans "A bout de course" de Sidney Lumet, River Phoenix a été nommé pour l'Oscar du meilleur acteur, à 17 ans. La marginalité leur a valu la reconnaissance.
Lorsqu'on les voit face à face - Phoenix, les cheveux presque blancs pour jouer Andy Warhol jeune dans le prochain film de Gus Van Sant et Reeves brun et bronzé - on a le sentiment d'avoir affaire au positif et au négatif d'une seule et même image.

- Keanu, vous avez dit que vous aviez été le premier à accepter "My Own Private Idaho", dans l'espoir que River ferait le film lui aussi...
Keanu Reeves -
Non, on a toujours été ensemble sur ce projet.
River Phoenix - En fait quand il a dit ça, il mentait ! Nous tournions "je t'aime à te tuer" de Kasdan quand nous avons reçu, tous les deux, le scénario de "My Own Private Idaho". On roulait sur Santa Monica, probablement pour aller en boîte, on s'est mis très vite à discuter de ce projet, on était très excités. Ça aurait pu être un mauvais rêve - un rêve sans lendemain parce que personne ne prend d'engagement - mais nous nous sommes forcés à le faire. On s'est dit : " OK, je le ferai si tu le fais, je ne le ferai pas si tu ne le fais pas. " On s'est serré la main et voilà...
- River, quelles ont été les difficultés auxquelles vous avez dû faire face pour incarner un personnage qui souffre de narcolepsie ? Comment avez-vous su ce qu'il fallait faire ?
River Phoenix -
Essentiellement à partir des descriptions que m'avait faites Gus Van Sant de ce qui arrivait à un mec qui s'appelait Jake. Jake est un "narcoleptique" de Portland qui a travaillé avec moi sur cet aspect du rôle. J'ai passé beaucoup de temps à parler avec lui de ce qui provoque la narcolepsie. Mais Jake n'a jamais eu de crise en ma présence. Après avoir tourné quelques-unes de ces crises, Gus m'a dit que ça se passait exactement comme ça chez Jake.
Keanu Reeves - Crois-tu que ce film puisse provoquer des crises de narcolepsie ? je veux dire, penses-tu que les parents devraient faire attention à leurs enfants qui vont voir le film?
River Phoenix - Il faut absolument que tous les spectateurs soient bien conscients de la nature contagieuse de la narcolepsie ! ! (Rires).
Keanu Reeves - Les spectateurs doivent-ils porter des verres spéciaux?
River Phoenix - C'est comme pour une éclipse, quand on la regarde trop longtemps, on peut en être victime.
- Avez-vous, tous les deux, traîné vos basques avec les gosses des rues de Portland pour le film?
River Phoenix -
Absolument.
Keanu Reeves - Tout à fait.
- Par moments, avez-vous eu le sentiment que de demander des renseignements à des prostitués, c'était, d'une certaine manière, les exploiter?
River Phoenix -
Je pense que ça les flattait qu'on raconte leur histoire.
Keanu Reeves - Non, mon vieux. Je ne pense pas que ce film soit une fable contemporaine sur la rue. Ce n'est pas un film réaliste, ni par les lieux ni par la manière dont on parle. Si cette histoire, si ce film est contemporain, c'est dans un sens plus large, dans ses émotions et peut-être dans ce qui se passe à l'intérieur de quelques-uns des personnages... Ce que je veux dire par là, c'est que ce film n'est pas représentatif de ce qui se passe dans les rues de Portland.
River Phoenix - D'accord. Si un gosse de Portland voyait ce film, il ne penserait pas qu'il s'agit de scènes de rue de Portland. Mais il est de notre devoir d'aller aussi loin que nous le pouvons et d'explorer toutes les directions, même celles qui ne sont peut-être que suggérées dans le scénario. Ne serait-ce que pour voir tous les aspects. On a fait toutes ces recherches à titre personnel, on n'en avait pas forcément besoin.
- Comment vous êtes-vous documentés sur le style de vie des prostitués ?
River Phoenix -
Je suis entré dans ce milieu grâce à Scott et Gary, des amis de Gus qui faisaient déjà le trottoir. Le fait d'être restés incognito nous a aussi aidés, je pense.
- Ils n'avaient pas la moindre idée que vous étiez deux acteurs vous documentant sur un rôle ?
River Phoenix -
Non, non. Nous traînions simplement par là. Au pire, ils ont dû penser : " Voilà encore un mec qui essaie de prendre ma place sur le trottoir. " Il y a peut-être eu un peu de curiosité mais jamais d'animosité ni de jalousie. Dans la rue, c'est la fraternité, mec. Chacun surveille ce qui se passe dans le dos de l'autre, parce que personne ne tient à retrouver son voisin poignardé...
- Aucune rencontre n'a donc été organisée?
River Phoenix -
Certains tapins sont venus chez Gus et nous en avons rencontré d'autres dans divers endroits. C'est dans ce sens-là que certaines choses ont été organisées, mais pour tout ce qui touche vraiment à la rue, on a agi seuls, pendant notre temps libre. Un travail de guérilleros. (Rires.) C'était formidable pour nous. Notre problème majeur, c'était de savoir si nous pourrions être ces types-là. Gus hésitait entre utiliser de vrais tapins ou faire appel à nous - Keanu et moi, on avait donc un lourd défi à relever.
- Vous êtes tous les deux très populaires parmi les adolescents. Les jeunes semblent se reconnaître particulièrement en vous, Keanu, à cause de votre personnage dans "Bill and Ted". Votre entourage, disons votre agent, s'est-il inquiété du fait que louer un prostitué pouvait nuire à votre image?
Keanu Reeves -
Nuire à mon image? Qui suis-je donc? Un homme politique? Non, je suis un acteur. Ça n'a pas été un problème. Mais le tournage a été une expérience intense. Je venais de terminer "Point Break" et j'étais encore plongé dans ce personnage. J'étais un peu anxieux à l'idée de faire "Idaho". J'étais écrasé par ce que j'avais à faire. J'avais peur, mec. Mais Gus et River m'ont aidé à m'intégrer. Ils disaient : " Alors on le fait, ce putain de film? ! " Je ne sais pas si c'est vrai pour toi, River, mais moi, je me suis retrouvé face à tellement de choses à travers le type que je devais jouer... Des vrais personnages, en chair et en os... Mon imagination... L'interprétation de Gus... L'évocation de Shakespeare... Tout ça était d'une telle richesse ! C'était tout simplement sans limites, mec. Il m'était possible d'aller aussi loin que je le souhaitais, tu sais.
- Après "Neige sur Beverly Hills", Robert Downey Jr. disait dans une interview qu'il avait peur que les gens ne le harcèlent à cause de son personnage. Quelqu'un a-t-il réagi violemment à vos rôles?
River Phoenix -
Qu'ils aillent se faire foutre C'est tout ce que je peux dire. OU'ILS AILLENT SE FAIRE FOUTRE ! De toute façon, on n'écrit que des conneries négatives sur moi, tout le temps. Je m'en balance.
- Pensez-vous que quelqu'un aurait accepté ce scénario, il y a dix ans?
River Phoenix -
Des stars du porno. Un des acteurs de la bande à Warhol, peut-être.
- Justement, l'un de vos partenaires est un acteur de Warhol : Udo Kier, qu'on a vu dans "Du sang pour Dracula" et "De la chair pour Frankenstein" de Morrissey. Ça m'amène à vous poser une question un peu vicieuse...
Keanu Reeves -
C'est votre boulot !
- Vous êtes-vous sentis à l'aise quand vous avez tourné, avec Udo, la scène de sexe à trois ?
River Phoenix -
Eh bien, je n'ai pas vraiment facilité les choses. Pendant que nous tournions la scène, j'ai dit : " Tu imagines, Keanu, cinq millions de tes fans regarderont ça un jour ! " C'était idiot de ma part. Je l'ai complètement coincé. Mais Keanu a surmonté ça. Après, Gus n'a pas arrêté de m'engueuler...
Keanu Reeves - Vraiment?
River Phoenix - Ouais. Il m'a engueulé comme du poisson pourri. J'en ai presque chialé. C'était stupide de ma part. Mais je voulais simplement rompre la glace. Tu sais, je pensais que c'était drôle - j'essayais de te sauver des arrêts sur image sur toi que des gosses de douze ans allaient faire !
Keanu Reeves - Merci, frangin.
- La scène avec Udo a dû être facilitée par le fait que vous étiez tous deux déjà de bons amis. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
River Phoenix -
A vrai dire, j'ai rencontré Keanu par l'intermédiaire de mon ex-fiancée Martha [Plimpton] pendant qu'ils tournaient "Portrait craché d'une famille modèle" - ils n'arrêtaient pas de se bécoter. Mon frère, Leaf, était aussi dans le film. Donc Leaf et Martha étaient ses potes avant moi. Puis, je l'ai vraiment connu dans "Je t'aime à te tuer". Et j'ai bien aimé ce mec. J'ai voulu travailler avec lui. Il est comme mon frère aîné. Mais... en plus petit !
- Keanu, Scott est un gosse de riches qui tapine par rébellion contre son père qui est le maire de Portland. Gus a conçu Scott d'après le prince Hal du "Henry IV" de Shakespeare...
Keanu Reeves -
Ouais, mais dans le monde de Shakespeare, le prince Hal s'avère finalement être un bon roi. Pour éviter des querelles intestines, il prend le chemin de la guerre. Tous les ducs et nobles étaient plutôt contents parce que les hommes partaient mourir pour une noble cause et les gens avaient de quoi manger. Mais dans "Idaho", Scott n'a pas de liens avec les gens. Il a sa propre feuille de route. Il évite tout le monde et suit son chemin. Il n'a donc pas, disons, la noblesse du prince Hal... Finalement, son père est très compréhensif et soucieux. C'est peut-être ça qui en fait une fable moderne.
- Etiez-vous préoccupés par le fait que le personnage de River Phoenix parle le jargon des rues, tandis que le vôtre passe sans arrêt de cet argot aux vers de Shakespeare?
Keanu Reeves -
Tout ce qui concerne Shakespeare était l'un des aspects du scénario. Gus pensait qu'il fallait le faire comme ça et qu'on devait y réfléchir. C'était donc mon problème. Je n'étais pas inquiet. Ça me semblait être un défi intéressant, c'est tout.
River Phoenix - Moi, j'avais peur que ça ne marche pas.
Keanu Reeves - Pour moi?
River Phoenix - Non, pour le film entier. Je sentais qu'il fallait être très clair sur la façon dont on allait organiser les scènes de transition entre la parodie de Shakespeare et le côté documentaire sur la rue. Il fallait des tremplins pour ces scènes - pour qu'on n'ait pas l'impression de passer brutalement du noir et blanc au technicolor. Il était important d'organiser nos idées et d'aider Gus sur un plan stylistique.
Keanu Reeves - J'avoue qu'au début, je ne me rendais pas vraiment compte de ces styles différents. Tu avais, beaucoup plus que moi, un regard de metteur en scène...
River Phoenix - Peut-être qu'à cause de mon personnage, c'était plus ma responsabilité de me préoccuper du point de vue du metteur en scène... J'étais conscient de l'impact que ma narcolepsie, par son côté imprévisible, allait avoir sur le récit, tout autant que sur le spectateur. Je suis content que ce ne soit pas devenu une fable à travers mon regard narcoleptique. Mais c'était une chose dont je devais assumer la pleine responsabilité, et ça m'a amené à me poser toutes ces questions sur le style du film. Même quand je n'étais pas impliqué dans une scène, il fallait que je la connaisse dans une certaine mesure pour que je puisse rester en harmonie avec l'ensemble...
- Ce qui est fort chez Gus Van Sant, et dans ce qu'il fait, c'est sa compassion... Dans "My Own Private Idaho", il parle de la quête d'un foyer et d'une famille. Ce thème était-il important pour vous, quand vous avez décidé de faire le film ?
Keanu Reeves -
Oh non, pas pour moi.
River Phoenix - Je ressens quelque chose de très fort pour ce thème de la quête d'un foyer et d'une mère. J'ai trouvé ça très très émouvant. Il était facile de deviner que quelqu'un qui abordait ces thèmes saurait les enrichir avec sa connaissance et son expérience. Et c'est ce qu'a fait Gus.
- Comment s'est passé le travail avec Gus ? Le fait d'habiter chez lui, les tournages en extérieurs...
River Phoenix -
Gus possède toutes ces qualités qu'on devrait tous chercher à retrouver... Des yeux et des oreilles grands ouverts, une conscience d'enfant... Et ces choses aussi, vous savez, que font les enfants - comme de glisser les doigts dans les tuyauteries les plus bizarres de la maison, ou de jouer les anges parce qu'ils ont fait une connerie et que maman est furieuse... C'est ça, Gus un véritable enfant. Il était toujours prêt à collaborer et il était totalement disponible. C'était comme une affaire de famille. Une sorte de coopérative. Chaque matin, Matt [Ebert, assistant de production] nous réveillait en nous chantant des airs de music-hall. Il nous traînait par les oreilles jusqu'à la caravane.
Keanu Reeves - Non, mon vieux. Moi, j' étais déjà là, toujours prêt.
River Phoenix - Mais moi, il devait me tirer par l'oreille jusqu'à la caravane. Je suis très difficile à réveiller le matin...
Keanu Reeves - Ouais, mon vieux. Je savais que Matt me tirerait par l'oreille moi aussi, donc je le devançais.
River Phoenix - C'est vrai, tu attendais en bas avec ton scénario dans les mains, prêt à entrer dans la caravane, pendant que j'étais encore à l'étage en train de chercher mes vêtements - même si, le plus souvent, je dors tout habillé...
- Y a-t-il eu des improvisations ?
River Phoenix -
La scène du feu de camp est certainement le résultat du travail que nous avons fait, Keanu et moi, hors plateau, quand nous déconnions à improviser et à discuter de nos personnages. En nous plongeant dedans, nous avons découvert beaucoup de choses sur notre relation dans le film, et quand nous avons été prêts à filmer la dernière scène du film aux Etats-Unis, nous avions suffisamment de perspicacité pour aller vachement plus loin que le scénario ne nous l'avait laissé percevoir.
- C'est la scène où Mike/Phoenix annonce à Scott/Reeves qu'il l'aime...
River Phoenix -
Il y avait beaucoup d'amour intense dans le film. Il est difficile de savoir, avant de lire les critiques, Si ça apparaîtra àl 'écran ou non. Mais, comme on tournait par séquence, on pouvait voir le film se dérouler devant nous. Et, quand cette scène est arrivée, nous étions quasiment capables de l'improviser...
- Cette scène du feu de camp est très proche de celle que vous avez tournée dans "Stand By Me".
River Phoenix - Oui, la scène de la confession. Elle ressemble aussi à une scène d'"A bout de course". Gus a vu les deux films. Peut-être a-t-il repris ces scènes de là...
- Sur le plateau, vous sembliez vraiment faire preuve de gentillesse à l'égard de tous ceux avec qui vous travailliez...
River Phoenix -
Parce qu'on sait bien ce que ça veut dire d'être en bas de l'échelle. C'est Dieu qui nous a donné la chance d'être au sommet, on ne va pas mal s'en servir... On va être très reconnaissants et rendre grâce de notre privilège. On est des jeunes mecs extrêmement gâtés : on fait ce qu'on veut, on arrive à être créatifs et à... gagner de l'argent !
Keanu Reeves - T'as raison, mec ! T'as raison...
- Que faites-vous maintenant?
River Phoenix -
Je veux m'acheter une caméra 16 mm. Je n'ai pas dans l'idée de devenir metteur en scène, mais j'aimerais essayer de faire des courts métrages. J'aime vraiment les documentaires. Et je veux retraverser en voiture les montagnes où j'habitais quand je faisais cette série télé ("Seven Brides for Seven Brothers") à douze ans. J'y retourne avec ma fiancée.
Keanu Reeves - Chaque moment est précieux. J'essaie de voyager. Je veux aller à Paris. Ce n'est probablement qu'un rêve... J'aimerais lire aussi... prendre des cours de diction...
- Pour faire plus de Shakespeare, peut-être?
Keanu Reeves -
Hum, qui sait? J'aimerais vraiment jouer du Shakespeare avec River. Je pense que nous ferions un tabac. Nous pourrions jouer "Le songe d'une nuit d'été" ou "Roméo et Juliette"…
River Phoenix - Je serais Juliette. (Rires.)


PROPOS RECUEILLIS PAR GINI SYKES ET PAIGE POWELL
Copyright Interview Magazine, Novembre 91.
Traduction Jean-Claude Walter.
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